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De nouveau à propos des mots…


Les mots sont des êtres vivants.

Chaque mot a son image et son âme. Il sait s’il peut s’entendre avec un mot ou un autre, par leur simple présence à ses côtés. Comme les notes en musique, les couleurs en peinture ou les ingrédients en gastronomie, les mots ne peuvent pas tous être mélangés entre eux ou rester les uns à cotes des autres. Nous cherchons en permanence le mot juste.

Le mot juste n’est jamais prononcé. À partir du moment où il est prononcé, il se déforme, parce que nous ne pouvons jamais le trouver. Nous semblons dire des ombres de mot, des traces de sens. Le mot juste se trouve à la limite entre la pensée et la prononciation, entre l’hésitation et l’assurance, entre l’assertion et la négation. Nous suivons dans l’écheveau de pensées inachevées une lueur de lumière se débattant, transperçant l’obscurité. C’est le mot à venir. À chaque bouffée d’oxygène que la pensée inspire, le mot pousse à l’intérieur de cette lueur-là et s’y développe. Jusqu'à ce que le processus de croissance s’achève et devienne être, se déclarant prêt à la prononciation. Plus la pensée inspire de l’air, plus le mot s’approche du sens adéquat. Jamais néanmoins il ne sera le véritable mot. Nous vivrons toujours avec la sensation que nous n’avons pas encore dit ce que nous voulions dire… Quand nous voulons trouver le mot, nous le regardons de loin s’approcher. Nous captons son regard et pouvons comprendre, en un instant, si ce mot-là va supporter à ses côtés la présence du mot qui le suit. Notre rôle est de ne pas attenter à la liberté d’un mot. Il doit choisir ses voisins, ceux qui peuvent l’aider à ce qu’il devienne lui-même. Le mot juste est celui qui se trouve en dépendance permanente avec les mots qui le précèdent et le suivent. Même celui du début d’une phrase est lui aussi enchaîné. Nous n’avons aucun droit sur un mot, tout comme nous n’avons aucun droit sur un être vivant. Nous répondons de chaque mot prononcé.

Les mots ont des formes. Les unes sont triangulaires, les autres rondes, ovales, carrées. Nous les apercevons dans leur lueur. Les uns cachent leurs sens dans les coins, de manière visible et intransigeante, mais ils sont toujours stables: ce sont les mots de forme triangulaire. Il nous arrive d’apercevoir ces mots lorsqu’on voit qu’ils renoncent à mi-chemin à leur phase d’apparition et qu’ils décident de regarder de côté comment évolue la situation. Stables, parce que jusqu’au moment où ils se décident à y renoncer, ils ne se trompent pas et restent maîtres de la situation. «Souffrance», «Joie», «Changement», ce sont des mots de forme triangulaire. D’autres sont tolérants, doux et paisibles. L’on pense de ceux-là qu’ils sont de forme ronde. Quoi que l’on fasse, ils se résignent et acceptent, sagement, la réalité, allant d’un point et revenant continuellement au point initial. Ils sont silencieux, sans volonté de diviser, sans commencement ni fin. «Temps», «Air», «Ciel» sont des mots de forme ronde. Il en est aussi de ceux qui au début semblent insondables et inaccessibles, qui se déplacent lentement à partir du point initial, mais ils le font en hésitant, comme s’ils regrettaient d’être partis vers quelque part, là où, même eux, ne connaissent pas la route, alors qu’à la fin ils cèdent et se dévoilent. Ces mots-là ont la forme ovale: ils semblent être ronds, mais le processus de devenir rond est plus long. «Amour», «Nostalgie», «Mort» sont des mots de forme ovale. Il existe des mots auxquels le pardon n’arrivera pas, auxquels tôt ou tard vont être prélevés leurs instants, comme punition à leur intolérance et qui vont être arrêtés à mi-chemin, sans leur consentement. Ils sont placés dans les coins et restent spectateurs immobiles jusqu'à ce que leur fin arrive, lors de la prononciation. Ils peuvent rester dans toutes les positions, verticale, horizontale, en diagonale, d’un coin à l’autre: c’est le seul avantage par rapport à leur manque de décision. Ce sont les mots de forme carrée. «Lumière», «Homme», «Vie» ce sont des mots de forme carrée… Il existe autant de formes qu’il existe de mots. Et aucune d’entre elles ne se répète: les mots sont uniques. Car chaque mot, quand il est prononcé, n’est pas seul, mais accompagné d’instants, sensations, de l’air que nous inspirons au moment de leur prononciation. Et, de la même manière qu’aucun instant dans l’espace, aucune sensation sous le soleil, aucun pouls de l’atmosphère ne se répète, de la même manière les mots ne peuvent se répéter non plus. Cela impliquerait de changer le cours de l’univers. Et, même là, nous n’aurions pas les mêmes éléments réunis tous au même moment: le temps passé est irréversible.

Depuis la création du monde, l’espace est rempli de formes de mots. Apres leur disparition, il reste leurs formes incrustées dans l’air telles des encadrements dorés. Leurs formes, génératrices de nouveaux mots lesquels, comme la pâte levée, sont modelés par les bouches d’oxygène inspirées par la pensée, au moment de l’approche des sens similaires, vont se conformer aux formes des encadrements incrustés dans le ciel et aux instants de l’espace. Et, de nouveau, elles vont être uniques. Et, de nouveau, elles vont disparaître après la prononciation, en laissant dans l’air, chacune, d’autres et autres formes. Jusqu'à ce que, après leur disparition, elles donneront naissance à des mots nouveaux. Le processus se poursuivra, en circuit continuel.
Les mots choisissent leurs maîtres qui leur donnent vie. Ils sentent leurs maîtres. Tel homme, tels mots. Le degré d’identification d’entre l’homme et les mots qu’il prononce diffère d’un cas à l’autre. Cela dépend de comment est l’homme, quel est le pouvoir de sa pensée, la lumière de son visage, la profondeur de son âme…Les mots sont en interconnexion permanente avec nous. Les uns attendent leurs maîtres, prêts bien avant que ceux-ci soient nés. Les autres naissent une fois que leurs maîtres ont usés de milliers et de milliers de mots. C’est une complicité inexplicable. Un consensus entre espace, temps et homme. Les mots sont liés par l’espace à travers la lumière qu’ils font émaner lors de leur prononciation, dépendante de l’instant en lequel ils sont dits. Ils sont liés par le temps, à travers leur message aux mondes passés et futurs, message qui peut vivre des milliers d’années. Ils sont liés par l’homme, à travers le moment présent, qui peut s’éteindre sans laisser de traces sur la terre, telle une fumée engloutie par l’atmosphère. Un mot peut frapper plus que plusieurs armées puissent le faire, preuve qu’il a de l’âme. Un mot peut faire réveiller depuis les plus profonds tunnels les frissons les plus profonds, preuve qu’il a du cœur. Un mot peut lutter et vaincre, preuve que dans ses veines coule du sang.

Et pourtant, quels que soit la vie et le sens d’un mot, son sort est déterminé par quelqu’un. Quelqu’un qui rivalise continuellement avec la nature, de par sa mission suprême de formateur et déformateur de mots. Quelqu’un dont l’existence ne peut pas être conçue sans l’existence des mots. Quelqu’un qui leur donne des jours à partir de ses jours à lui, avec chaque instant vécu sur la terre….L’Homme. Celui qui va se les approprier pour pouvoir respirer, aimer, exister. Et les mots, à leur tour, vont prendre l’image et l’âme de celui qui les prononce.

Car les mots sont des êtres vivants.



(Extrait du volume Les larmes rouges, ed. Pontos, Chisinau, 2009).

































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